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Les deux écoles

Baie-Comeau, Canada


Ce matin, l'aurore ne me réveille pas. Et pour cause, il fait encore quasiment nuit à 8h. La grisaille qui plombe le ciel de Minganie filerait la déprime à une boîte de prozac. D'ailleurs, ma taulière a bien senti que je n'avais pas le moral : elle s'est armée d'un sourire, elle me prépare un petit déjeuner ensoleillé (ie avec des fruits de l'hémisphère sud : fraise, ananas, kiwi), elle me conseille une escale à rivière-tonnerre sur le chemin du retour et comble de l'absurde, elle me fait un rabais sur la chambre pour m'encourager à revenir...
Je reprends donc la route, pressé de quitter ce pays aux longs hivers. Arrivé à Rivière Tonnerre, je cherche les chutes dont m'a parlé ma taulière (qu'elle me pardonne ce surnom peu reluisant qu'on mettra sur le compte de mes humeurs noires) car après y avoir regardé de plus près, il y a effectivement un entrefilet dans le Routard sur le Grand Saut (130m) que fait Rivière-Tonnerre la bien nommée, une dizaine de km en amont du village qui porte son nom. Sauf que je ne vois aucune route qui remonte de ce côté et que mon GPS a perdu le nord. En désespoir de cause, je finis donc par demander mon chemin à un employé d'Hydro-Québec au volant de son gros 4x4.
"On indique plus les chutes, m'explique-t-il, parce qu'elles sont trop dangereuses, mais c'est par là". Et il me montre la piste forestière sur laquelle il a engagé son pick-up.
D'ailleurs, maintenant qu'il me la pointe du doigt, je vois effectivement un énorme fléchage (vidé de son contenu) dont il aurait fallu être bien malin pour imaginer qu'il indiquait la direction des chutes.
J'engage donc ma voiture sur une piste digne du Paris-Dakar canadien (s'il peut être argentin, pourquoi pas canadien ?) et je suis soudain très content que, comme l'a décrit le loueur au moment de la prise en charge, ma bouse-mobile soit déjà "rayée et éraflée un peu partout".
"Toujours à droite" m'a dit le mec d'hydro-Québec, "et tu tomberas dessus". Maintenant quand un Québécois me dit que je ne peux pas me tromper, je ne sais pas pourquoi, mais je suis méfiant. Aussi quand j'arrive dans un cul de sac, au bout de quatre embranchements et 10km de piste, j'ai comme un frisson... Heureusement, en sortant de la voiture, j'entends le grondement des chutes. Je ne dois donc pas être bien loin. Il y a d'ailleurs un ancien panneau indicateur, qui n'indique plus rien parce qu'il a été méticuleusement gratté. Et ironiquement, c'est la seule indication dont j'ai besoin.
Je suis un vieux sentier forestier qui passe sur le "pont samuel" (c'est un signe !) et je débouche sur le Grand Saut de la Rivière au Tonnerre, que je rebaptiserais volontiers le RUISSEAU A SAMUEL, mais ce serait infiniment trop prétentieux car le site est vraiment impressionnant.
Les chutes tombent de 130m, dans un lac assiégé par la forêt, au milieu d'un chaos de roc. Leur fracas est assourdissant et, à condition d'avoir le pied un peu sûr (ou au moins de le croire), on peut s'aventurer sur les rochers au milieu de la cataracte et à son sommet.
Ce que votre serviteur ne manque évidemment pas de faire. Au passage, il découvre deux croix blanches (4 morts et 1998 et en 2006) et réalise pourquoi les chutes ont été "désignalisées", mais il en faut plus que ça pour l'arrêter. Il va réaliser son phantasme de boy-scout et pisser du haut des chutes, poussant même le vice jusqu'à immortaliser l'instant (quand je serai célèbre, je mettrai cette photo aux enchères au bénéfice d'une association humanitaire et elle me paiera mon ticket pour le paradis).
Aucun regret donc le Grand Saut de la Rivière Tonnerre valait le détour et me redonne même le sourire ! D'autant que je roule désormais vers le soleil, c'est évident.
Le soleil, et les ours !
Quand j'arrive à Baie-Comeau, chez mon guide pour la nuit à venir, je réalise à quel point mes deux expériences d'ours sont représentatives de deux écoles que tout oppose.
Il y a deux jours, j'avais à faire à Daniel, coureur des bois séducteur dont la chemise kaki assortie à son treillis était impeccablement repassée, qui n'avait pas un gramme de graisse et un sourire foudroyant, dont le brushing magique pouvait résister à plusieurs nuits passées dans le bouâ, qui parlait anglais aussi bien que français, qui sortait son stick toutes les 10mn pour s'assouplir les lèvres (secret méconnu des hommes qui embrassent bien), qui avait acheté avec sa femmes 125 hectares de forêt sur lesquels ils avaient créé un centre de réhabilitation des oursons orphelins, qui organisait des excursions pour combler le déficit budgétaire de son association, qui s'autorisait à parler sur le site parce qu'il avait passé un mois et demi à habituer les ours à sa voix autant qu'au bruit des appareils photos, qui ne laissait d'ailleurs pas une minute de silence et endormait l'impatience des allemands en sandales avec un discours aussi didactique que "développement durable" sur les ours (discours émaillé de blagounettes bien répêtées), qui appâtait les ours avec des donuts au miel pour ne pas trop leur faciliter la vie et soit-disant ne pas les encourager à fouiller dans les poubelles ("on trouve a priori peu de donuts au miel dans les poubelles, les gens sont sensés les avoir mangés, non ?"). Bref, le modèle écolo-bobo-végétarien du trappeur canadien avec qui je n'ai PAS vu l'ours !
Réjean, mon guide pour cette nuit, en est l'exact opposé. Il mesure à peine 1m60 au garrot, a la moustache tombante et une bedaine de buveur de bière. Il arbore fièrement un tatouage sur chaque bras (ours à droite et lynx à gauche). Je suis accueilli chez lui, où un renard et une buse empaillée ornent l'entrée tandis que la peau d'ours sous la table du salon finit de donner le ton : Réjean chasse (pour la viande) et trappe (pour la fourrure). Je ne me sens pas très à l'aise, mais je décide très vite de ne pas juger, sur des critères bien pensants, dont je ne suis d'ailleurs pas entièrement certain qu'ils aient un sens ici.
Pourtant, tout nous sépare, Réjean et moi. Assis dans son fauteuil à bascule, devant la télévision qui reste allumée en permanence et comble les blancs de notre conversation, il fait des mamours au "tit pépêre à son pâpâ" : un vieux caniche blanc judicieusement réhaussé d'un bandana bleu autour du cou. Sur ce charabia débilitant (puissé-je ne jamais parler comme ça à mes enfants, aussi gaga que je sois), l'accent québécois est tout bonnement effrayant.
J'ai d'ailleurs affreusement envie de m'enfuir en courant, mais je n'arrive pas à déterminer si mes raisons de le faire sont justifiées et/ou justifiables. Est-ce sa "ploukitude" prolétaire qui m'indispose, sa vie qui me désespère ou la culpabilité de le juger malgré moi qui me hante ?
Je suis évidemment trop lâche pour partir maintenant et je m'auto-justifie en m'imposant l'exercice comme une épreuve de tolérance, ne sachant plus vraiment si je me trouve misérable de ne pas ignorer spontanément le fossé qui nous séparent ou si j'ai des raisons d'être fier de réfléchir comme ça et d'agir en conséquence...
Quoi qu'il en soit, j'embarque dans le gros pick-up Dodge bleu.
On roule sur le route 389 jusqu'au gigantesque barrage Manic-2, puis on emprunte une voie de contournement d'Hydro-québec pour accéder aux lignes hautes tensions avant de s'enfoncer sur une piste dont Réjean m'expliquera plus tard qu'il l'a "construite" lui-même (il a tout débroussaillé, puis il a acheté un petit bull et un rétro-chargeur parce que ça coûtait moins cher que de passer par un contractor).
Entre nous, le silence s'installe. Pourtant, ce n'est pas un silence gêné. Réjean n'est simplement pas du genre bavard et c'est sa manière de faire connaissance. Il ne me demande pas ce que je fais dans la vie parce que ça n'a pas d'importance ici. En revanche, il répond à mes questions (sans rechigner, mais sans enthousiasme excessif). Il a bossé 34 ans dans l'usine d'alluminium ALCOA de Baie-Comeau. Les revenus de ces excursions sont un appoint bienvenu à sa maigre retraite ("qui paye le pain mais guère plus"). Il loue une petite parcelle au gouvernement pour son affaire. Il chasse, il trappe, et il pèche. Oui, il a chassé l'ours, mais il a arrêté parce que c'est trop facile.
On passe à côté d'un petit lac où il arrête le 4x4 pour me montrer le jeune castor qui s'y est installé la semaine dernière. En arrivant sur le site, il me désigne des traces d'orignal sur le chemin, m'expliquant qu'il faut les regarder au loin parce qu'on ne les voit qu'en vue rasante. Quand on les a juste sous le nez, on marche dessus sans s'en rendre compte.

J'apprends la différence entre des crottins d'ours et des crottins de loup. Le premier est noir et contient des restes de végétation, le second est brun clair et contient des poils et des os. Il n'y avait apparemment aucun doute qu'on verrait des ours, mais maintenant il y a aussi de bonnes chances de voir des loups (deux crottins frais de forme différentes donc deux loups au moins sont passés depuis hier... Réjean vient tous les soirs).

On s'arrête pour charger les appâts à l'arrière du pick-up, quatre sauts de viande qu'il récupère dans les boucheries de la ville et laisse faisander dans une cabane lourdement cadenassée (sinon les ours viennent se servir à la source).
Puis je découvre la cahute au fond des bois. Elle est moins romantiquement rustique que je l'avais imaginée, mais d'ici la fin de la nuit, je ne regretterai pas le confort que Réjean s'est astucieusement installé. Elle dispose de baies vitrées sur ses quatre côtés avec des petites fenêtres coulissantes pour l'appareil photo. Elle est parfaitement isolée, munie d'un poêle à bois, de WC chimiques et d'une électricité sommaire alimentée par quatre batteries de voiture. Les bières fraiches trempent dans l'eau du puits. Réjean dépose les appâts dans la clairière et on s'installe à l'intérieur pour la nuit. Les quatre bancs peuvent se transformer en lit. Des matelas en mousse et des sacs de couchage sont entreposés à l'arrière.
On a enlevé nos chaussures pour ne pas faire de bruit. Réjean ne parle toujours pas. Il rote juste en buvant sa bière. Il faut attendre l'arrivée du premier ours pour qu'il se déride. Peut-être parce qu'il voit ma bouille émerveillée et décide que j'en vaut la peine. Toujours est-il qu'il commence à chuchoter et me raconte ses histoire d'ours, l'histoire de "ses" ours.
Le gros qui vient d'arriver, il le surnomme Biscuit parce qu'il adore les biscuits au chocolat. Ca fait plusieurs années qu'il est fidèle au poste. Celle qui boîte est une femelle (on aperçoit les mamelles brunes juste derrière les pattes avant), elle a sans doute été blessée par un trappeur. Les ours noirs se battent très rarement entre eux. Ils sont trop besoin d'accumuler de la graisse avant le retour de l'hiver pour risquer une blessure. Tant qu'il y a assez de nourriture, ils peuvent cohabiter, même si ce sont, à part ça, des animaux solitaires au territoire immense (175 km carrés pour les mâles, un peu moins de 100 pour les femelles) qui parcourt jusqu'à 12km par jour. Ils empruntent très souvent les mêmes chemins et il faut être prudent quand on croise un sentier creusé en forêt. Ils affectionnent particulièrement les jeunes sous-bois sous les lignes électriques parce les baies y abondent. La seule chose qui rend vraiment les ours agressifs entre eux, c'est la présence d'une mère protégeant ses petits. Et justement, tandis qu'une deuxième femelle entre dans la clairière, Réjean me montre du doigt l'orée de la forêt où deux oursons pointent le bout de leur nez.
"Elle en avait trois, me murmure-t-il, mais ça fait trois jours que je n'ai plus vu le troisième. Il a dû se faire tuer par les loups..."
Sauf que moi j'aperçois une troisième peluche cachée derrière et je sens l'émotion de Réjean. "L'est toujours vivant ! Les loups ont juste dû le séparer de sa mère pendant plusieurs jours !"
Le troisième larron est d'ailleurs le plus peureux de la bande. C'est dingue comme on différencie parfaitement leurs comportements. Le premier, celui qui a une tâche en forme
de papillon entre les deux pattes avant, est le plus intrépide. Il n'attend même pas les instructions de sa mère avant d'entrer dans la clairière (et se fait violemment rabrouer par des gloussements rauques). Le second est observateur. Depuis l'orée de la forêt, il se dresse sur ses pattes arrières et essaie de voir (ou de sentir) le danger.
Une fois que la mère a écarté les autres ours
de la clairière, elle appelle les petits, qui viennent les un après les autres. Et au moindre signe de retour de Biscuit ou de la Boîteuse, elle souffle violemment des naseaux alors que les trois oursons détalent et grimpent en moins de 15 secondes au sommet d'un arbre qui fait bien 7-8m de haut. Ils redescendent toujours dans le même ordre. D'abord l'aventureux, ensuite l'observateur et le peureux reste au moins 10mn là-haut (s'il a effectivement échappé à des loups, on le comprend).
On passe trois bonnes heures à observer leur manège. Je jubile et je prend des centaines de photos. Puis lentement, Biscuit, Boîteuse, Maman Ours et les trois petits s'en vont.
On débouche une deuxième bouteille de bière pour arroser cette belle observation d'ours sauvages et Réjean s'arrête en plein milieu de sa phrase. Un long silence. Puis :
"Retourne-toi très lentement, me dit-il, il y a un loup derrière toi. Ne va pas chercher ton appareil photo tout de suite. Laisse lui le temps de goûter un morceau de viande. Il va l'emporter et puis il reviendra. Et c'est exactement ce qui se produit.
Sauf qu'entre temps, un gros ours costaud que Réjean a surnommé Hulk, vient s'installer dans la clairière. Ca n'empêche pourtant pas le loup de vouloir le reste de son festin. Les deux fauves se tournent autour en se défiant pendant de longues minutes. Et Réjean (qui avait un doute à cause du museau allongé) est maintenant certain que le nouvel arrivant est un loup et pas un coyote (parce que jamais un coyote n'aurait osé tenir tête à l'ours). C'est d'ailleurs certainement un loup qui a été chassé de la meute, il est seul et particulièrement maigre.
L'un et l'autre finissent par trouver une distance de sécurité confortable et on continue notre observation tandis que le soleil se couche. L'ours nous quitte bien avant le loup qui fait des allers-retours même après la noirceur.
"Je crois qu'on a eu une belle soirée", me fait Réjean en allant se coucher. Je crois bien oui, et même si j'en reste sans voix, je pense que ma bouille parle pour moi.
J'aurais dû faire des rêves d'ours cette nuit-là, mais Réjean ronfle comme un sonneur. J'avais un peu senti le coup venir et pris mon ipod avec moi, mais ça n'a pas suffit. Je n'ai pour ainsi dire pas fermé l'oeil de la nuit. Ce qui ne fut pas une perte de temps pour autant, j'ai pu constater que les ronflements de Réjean ne dérangeaient pas ses amis les ours. Deux autres sont revenus pendant la nuit, que j'ai été incapable d'identifier sans le boss...
L'aube, cette fois-ci, m'a trouvé claqué, mais heureux. Après avoir tout rangé, on est rentré sans un mot. Et j'ai aimé ce silence. J'espérais sincèrement que Réjean y comprenait le profond respect que j'essayais d'y exprimer pour son expérience et sa connaissance de cette nature sauvage.
Puis Réjean m'a dit : "Mintenàn, ti vâ v'nir minger des crèpes de mamâ ours". Maman Ours faisant référence à Josette, sa femme, et non plus à la femelle d'hier soir.
Ce sont les meilleurs pancakes au sirop d'érable que j'ai mangés depuis que je suis ici. Mais je n'ai pas pu m'éterniser bien longtemps. Maintenant que nous étions sortis du bois, la magie se dissolvait et le fossé se réouvrait à mes pieds. Josette et Réjean parlant "au tit pépêre à sa maman" comme si le caniche était la quatrième personne attablée avec nous, c'était trop !
La seule conclusion évidente que je tire de cette aventure, c'est que j'ai vu les ours et que, de manière générale, pour observer les bébés phoques sur la banquise, il vaut mieux s'adresser à un chasseur de phoques qu'à Brigitte Bardot...
Le reste continue de mûrir.

http://picasaweb.google.com/microsam/BaieComeau?authkey=Gv1sRgCOfvnYjSyobQGQ&fgl=true&pli=1#


permalink written by  Sam on June 8, 2009 from Baie-Comeau, Canada
from the travel blog: Sam au pays des caribous
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Merci de nous faire partager ces tranches de bonheur avec toi!


permalink written by  cilou on June 11, 2009


Passonnant de voir par l'entremise de vos yeux de si beaux spectacle.

Meci de savoir partager de si beaux moments

permalink written by  Michel Douillard on November 14, 2009

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